Mercedes-Benz W165, une seule course pour accéder à l’éternité

La Mercedes-Benz W165 est une voiture de course à la place particulière dans l'histoire de la marque. Même si c’est la moins connue des Flèches d’Argent des années 30-50, elle a marqué son époque par sa conception rapide et innovante et par ses performances époustouflantes. Sa renommée tient à la victoire exceptionnelle remportée lors de l’unique course disputée. Dans cet article, nous plongerons dans l'histoire de la Mercedes-Benz W165, en explorant le contexte singulier de son apparition, son développement et sa participation au Grand Prix qui lui a permis d’entrer dans la légende.


I. Contexte d’apparition

Le Grand Prix de Tripoli, empreint de traditions, généreusement soutenu par l'État italien, occupait une place majeure dans les courses automobiles depuis 1933. Couru sur le circuit de Mellaha, dans le territoire colonial italien de Libye, cet événement constituait une étape incontournable pour Mercedes-Benz.

Personne ne doutait que la course, planifiée le 7 mai 1939, accueillerait la catégorie reine « Grand Prix » -équivalent de la Formule 1 de nos jours.

Cependant, en septembre 1938, lors du Grand Prix de Monza en Italie, face à l’écrasante domination des écuries Mercedes-Benz et Auto-Union (future marque Audi) dans la catégorie des moteurs 3 litres suralimentés, les autorités ont annoncé à la surprise générale que l’édition 1939 du Grand Prix de Tripoli serait réservée aux seules « Voiturettes » de 1,5 litre suralimenté (la Formule 2 d’antan), catégorie alors très largement dominée par les marques italiennes telles Alfa Roméo et sa 158 Alfetta et surtout Maserati avec sa 4 CL…

Mercedes-Benz W165 (1939)



Paradoxalement, cette décision n’allait pas conduire l’écurie Mercedes-Benz à se retirer de la compétition. Bien au contraire, dès le 15 septembre 1938, soit quelques jours seulement après le Grand Prix d’Italie, une réunion est convoquée à Untertürkheim aux fins d’étudier la possibilité de fabriquer une monoplace de 1,5 litre. Les dirigeants de la marque à l’étoile s’octroient alors un délai de huit mois, pour concevoir une « Formule 1,5 litre » entièrement redessinée prête non seulement à courir, mais également à gagner !


II. Le développement de la W165

1. Le châssis

Les travaux de développement, supervisés par Rudolf Uhlenhaut, se déroulent dans le plus grand secret. Malgré l'absence d'éléments communs, la Mercedes-Benz W165 s'inspire largement de sa grande sœur, la W154. Dès mi-février 1939, tous les plans sont prêts !

Plans de la W165

W154 (à gauche) et W165 (à droite)


Le châssis est celui de la W154 mais avec un empattement raccourci à 2,45 m. Il est fait de tubes ovales d’acier, de chrome, de nickel et de molybdène, une recette déjà utilisée pour son aînée. Avec ses deux grands longerons et ses cinq traverses, cette structure est considérée par les ingénieurs de Mercedes-Benz comme la plus résistante aux torsions jamais réalisée. 

Châssis de la W154 ayant servi de base pour créer celui de la W165



A l’arrière, les ingénieurs optent pour un pont « De Dion » relié à des barres de torsion. A l’avant, des suspensions indépendantes à double triangulation sont installées. 

Pont arrière

La carrosserie en aluminium adopte les mêmes lignes que la W154, incluant une calandre ovale sur la face avant et une poupe en forme de cigare. Le design élégant et élancé, au long capot et aux lignes fluides favorise l’aérodynamisme.


Calandre ovale de la W165 (1939)


Poupe en forme de cigare

Design est élégant et élancé


Long capot avant


Afin d'abaisser le centre de gravité de la voiture et la hauteur de la carrosserie, le moteur et la transmission sont tournés de six degrés pour permettre à l'arbre de transmission, auparavant placé sous le pilote, de se couler à côté de lui. Le pilote est ainsi assis plus bas, à gauche dans le cockpit presque sur l’asphalte ! 

Moteur et transmission sont inclinés selon un angle de six degrés


Cockpit avec la boîte de vitesse à droite du pilote



La W165 est équipée de pneus Continental 5x17 à l’avant et de 6x17 à l’arrière montés sur des jantes de 17 pouces. Des freins à tambours de 36 cm de diamètre, pourvus de larges trous de ventilation offrent un freinage efficace.

Pneumatiques avant (5x17) et arrière (6x17)


Système de freinage de la W165


2. Le moteur et la transmission

La conception du tout nouveau moteur de course de 1,5 litre, baptisé M165, est supervisée par Albert Hess. Il s’agit d’un bloc V8 avec un angle d'inclinaison des cylindres de 90 degrés, qui marque un pas historique pour Mercedes-Benz dont c’est le premier moteur V8 !

Moteur M165, le premier V8 de l'histoire de Mercedes-Benz

Moteur V8 avec un angle d'inclinaison des cylindres de 90 degrés,


Le cycle des gaz est contrôlé par deux arbres à cames en tête par rangée de cylindres, une architecture traditionnelle déjà éprouvée par la marque à l’étoile. Les dimensions des cylindres, à course courte, avec un alésage de 64 mm et une course de 58 mm, représentent une première, imposée par le choix de soupapes de grand diamètre pour améliorer les performances et atteindre de hauts régimes moteur -autour de 8000 tr/min et jusqu’alors inconnus pour des moteurs de petite cylindrée.

En raison des courts délais impartis, il est décidé de recourir à deux compresseurs Roots en parallèle de chaque rangée de cylindres plutôt qu’à un compresseur unique à deux étages comme déjà utilisé sur les moteurs 3 litres de la W154.


Finalement, le moteur M165, avec ses 1495 cm3 de cylindrée, développe 254 cv à 8 000 tr/min et permet d’atteindre une vitesse maximale de 272 km/h. Il est alimenté par un cocktail à base d'alcool, de nitrobenzène, d'éther et d'acétone ! Accusant un poids de 195 kg, le V8 est plus puissant que le huit cylindres en ligne de l’Alfa Roméo 158 Alfetta qui développe 225 cv à 7 500 tr/min.

Il est accouplé à une boîte manuelle à cinq rapports dotée d’un différentiel autobloquant ZF, montée transversalement sous l'essieu arrière.


3. Les réservoirs d’essence

Pour équilibrer les masses de la W165, les réservoirs de carburant sont installés en deux endroits de la voiture : le plus grand trouve sa place entre le pilote et le moteur pendant que le petit est logé à l’arrière du véhicule, pour une capacité totale de 250 litres. Réservoirs pleins, la W165 pèse alors  905 kg dont 53 % portés sur l’essieu arrière.



III. La Mercedes-Benz W165 en compétition

1. Les préparatifs

Ce n’est que trois semaines seulement avant la course d’Afrique du Nord, que la W165 réalise ses premiers tours de roue : le 13 avril à sept heures du matin, Rudolf Caracciola et Hermann Lang, les deux pilotes officiels de l’écurie allemande, essaient leur W165 sur le circuit d'Hockenheim. Les performances sont convaincantes et les W165 avalent près de cinq cents kilomètres sans encombre. Les ingénieurs en profitent pour peaufiner les réglages des deux voitures.

Rudolf Caracciola et Hermann Lang (au centre) lors des essais sur le circuit d'Hockenheim

Préparer les deux voitures dans les délais impartis relève de l’exploit et, selon certains rapports, les travaux sur la seconde W165 ne sont finalisés que durant la traversée en bateau entre la Méditerranée et la Lybie !

Embarquement des W165 pour Tripoli


2. Le Grand Prix de Tripoli du 7 mai 1939

Le 4 mai 1939, à la grande surprise des italiens, les deux W165 se présentent pour disputer les essais sur le circuit de Tripoli. Les ingénieurs ont opté pour des rapports de transmission et des réglages moteur différents pour les deux Flèches d’Argent dont les stratégies sont distinctes : la voiture de Caracciola dispose de rapports de vitesse courts avec une puissance maximale de 238 cv pendant que celle d’Hermann Lang, vainqueur des deux dernières éditions, profite d’une boîte à rapports longs et d’un moteur délivrant 263,6 cv. Hermann Lang a pour consigne de rouler à vive allure afin d’éprouver la mécanique des italiennes alors que Rudolf Caracciola doit adopter une conduite plus souple afin d’économiser son carburant et un changement de pneumatiques.

Publicité de Mercedes-Benz pour le Grand Prix de Tripoli 1939


Lors des qualifications, Hermann Lang avale les 13 km de la boucle du circuit de Mellaha en 3 minutes 45 contre 3 minutes 52 pour son compatriote. Le jour suivant, Luigi Villoresi, sur sa Maserati 4CL remporte le meilleur temps en 3 minutes 41 à une allure moyenne de 212 km/h ! L'italien s'empare alors de la pole position, tandis que Lang et Caracciola décrochent respectivement les deuxième et troisième places de la grille de départ.

Circuit de Mellaha (Tripoli)


Comme attendu, la course du 7 mai 1939 est disputée sous une chaleur torride, avec des températures dépassant les 40 degrés tout autour du circuit. Trente voitures sont alignées sur la grille de départ : vingt-deux Maserati (4CL et 6CL), six Alfa Roméo 158 et deux Mercedes-Benz !  Les W165 de Lang et Caraciola portent  les numéros 16 et 24 respectivement. Les voitures italiennes sont les grandes favorites, tandis que les deux voitures allemandes sont reléguées très loin dans les pronostics.

Dès le départ, les espoirs de l'écurie Maserati sont anéantis : Luigi Villoresi, en pole position sur la grille, manque le départ en raison d’un problème de boîte de vitesses, l'obligeant à abandonner la course. Deux autres voitures de l'usine de Modène connaissent le même dénouement dès le premier tour en raison de défauts mécaniques.

Départ de la course avec les W165 n° 16 de Lang et n° 24 de Caracciola

Pendant ce temps, Hermann Lang s’empare de la tête de la course au volant de la plus puissante des deux W165. Dans les premiers tours, Giuseppe Farina, quatrième sur la grille de départ, réussit à suivre le rythme soutenu de Lang et Caracciola. Cependant, la chaleur a raison de son Alfa Roméo 158, l'obligeant à s'arrêter définitivement au 11ème tour. Dès lors, les deux Flèches d'Argent prennent le contrôle de la course et maintiennent leur avance, Hermann Lang distançant progressivement Rudolf Caracciola.

W165 n° 24 pilotée par Rudolf Caracciola

W165 n° 16 pilotée par Hermann Lang


Arrêt au stand d'Hermann Lang pour ravitaillement

Ravitaillement en essence de la W165 n° 24 de Rudolf Caracciola

Les temps intermédiaires sont donnés à Hermann Lang

Au bout des 30 tours, Hermann Lang remporte l’épreuve avec 3 minutes 37 d’avance sur Rudolf Caracciola, au terme de 393 km parcourus à une vitesse moyenne 198 km/h. Emilio Villoresi, le frère cadet de Luigi, complète le podium au volant de son Alfa Roméo 158 avec près de huit minutes de retard sur le vainqueur.

Hermann Lang remporte le Grand Prix de Tripoli en 1 h 59


Parmi les 30 voitures engagées, seules 12 parviennent à terminer la course, la chaleur ayant eu raison des autres. Le triomphe des Flèches d’Argent est une déception majeure pour les organisateurs de la course, qui, en modifiant les règles, avaient imaginé mettre fin à la domination de Mercedes-Benz.

Hermann Lang déclare quelques temps après : « Les italiens pensaient que nous n'étions pas capables de construire une nouvelle voiture en si peu de temps, mais en travaillant nuit et jour, les ingénieurs de Mercedes-Benz ont construit deux voitures spécialement pour la course de Tripoli ».

Hermann Lang, vainqueur du Grand Prix de Tripoli le 7 mai 1939


Le directeur technique, Rudolf Uhlenhaut, explique quant à lui que les similitudes de la Mercedes-Benz W154 et de la w165 sont la clé de la réussite : « Nous avions terminé de concevoir les W165 juste à temps pour la course, nous avons été capables de le faire parce que la conception était similaire à nos voitures trois litres. Les commandes de soupapes, les pistons et le châssis étaient les mêmes, mais plus petits. Nous n'avons fabriqué que trois moteurs, deux pour la course et un de rechange pour les essais. Nous avons d'abord testé toutes les pièces du moteur sur des bancs séparés pour que chaque pièce testée puisse fonctionner correctement dès l'assemblage du moteur achevé ».

Rudolf Uhlenhaut au volant d'une W165 lors d'une démonstration en 1959


La seconde Guerre Mondiale, déclarée quatre mois plus tard, anéantit définitivement toutes les ambitions des responsables de Mercedes-Benz pour la W165, comme le développement systématique du moteur V8, la préparation d’un mélange spécifique, ou encore la construction d'un véhicule dédié aux records de vitesse (Rekordwagen). Le doublé de Tripoli restera donc la seule apparition et le seul fait d’armes de la W165 en course.


IV. La Mercedes-Benz W165 dans l’après-guerre

Pendant la seconde Guerre Mondiale, les W165 ainsi que les autres voitures de course de l’écurie allemande, sont cachées dans un lieu secret situé dans la région de Dresde. Fin avril 1945, elles sont transférées en Suisse et immédiatement  confisquées par les autorités helvétiques.

A l’issue du conflit mondial, Tony Hulman, un homme d'affaires américain, propriétaire de l'Indianapolis Motor Speedway, invite Rudolf Caracciola à piloter une W165 aux 500 miles d’Indianapolis organisés le 30 mai 1946. Malheureusement, les autorités douanières refusent que la voiture quitte le territoire suisse…

Cependant, Caracciola s'est envolé pour les États-Unis où il a accepté l'invitation de Joel Thorne, propriétaire de l’écurie Thorne Engineering Specials. Aux essais qualificatifs, il est éjecté de sa voiture lors d’un grave accident et met plusieurs années avant de récupérer et revenir à la compétition en 1952, pour le Rallye de Monte-Carlo.

Indianapolis 1946 - Caracciola au volant d'une Thorne Engineering Specials

Accident de Caracciola lors des séances d'essais des 500 Miles d'Indianapolis 1946


Au terme de plusieurs actions en justice, les autorités suisses proposent la vente aux enchères des deux W165 qui regagnent alors leur pays d'origine.

En 1946, l’Association Internationale des Automobiles-Club Reconnus (AIACR) devient la Fédération Internationale de l’Automobile (FIA). La FIA propose une révision de la règlementation autorisant cette fois les cylindrées de 4,5 litres et les moteurs suralimentés de 1,5 litre. Les W165 sont ainsi éligibles aux courses de Grand Prix.

Malheureusement, au lendemain de la seconde Guerre mondiale, l'Allemagne est en ruines, les usines de production sont détruites et l’industrie automobile allemande doit se reconstruire et innover pour relancer l'économie du pays. Les finances exsangues de la marque à l’étoile ne lui permettent pas de participer à la compétition internationale.

Mercedes-Benz ne reviendra en Formule 1 qu’en 1954 avec la W196 pilotée par Juan Manuel Fangio qui remportera les championnats du monde 1954 et 1955.

Les deux W165 construites en 1939 n’auront en définitive disputé qu’une seule course.

Elles appartiennent à collection Mercedes-Benz depuis des décennies : la voiture pilotée par Caracciola est exposée au musée Mercedes-Benz de Stuttgart, tandis que la W165 n° 16 de Lang est régulièrement utilisée pour des expositions ou de grands événements internationaux.

Mercedes W165 exposée au musée Mercedes-Benz de Stuttgart

Démonstration de la W165 suite à la visite du Duc de Kent en 1959 - Rudolf Uhlenhaut est au commande

Démonstration sur le circuit du Nürburgring (5 mai 1984)

Jackie Stewart au volant d'une W165 au festival de Goodwood (2014)

Jackie Stewart (Goodwood 2014)

Goodwood 2019



V. Les caractéristiques techniques de la Mercedes-Benz W165 

Eléments

W165

Nom du moteur

M165

Configuration

V8 à 90°

Cylindrée

1495 cm3

Puissance

254 cv à 8 000 tr/min

Vitesse maxi

272 km/h

Boîte de vitesse

Transmission manuelle à 5 vitesses avec différentiel ZF, montée transversalement sous l'essieu arrière

Freinage

Freins à tambour hydrauliques de diamètre 360 mm

Poids à vide

700 kg (dont 195 kg pour le moteur)

Réservoir

250 litres

Consommation

137 l/100

Longueur

3,68 m

Largeur

1,51 m

Hauteur

0,85 m

 

Conclusion

La Mercedes-Benz W165 est une légende peu connue de l'histoire de l'automobile. Construite en seulement huit mois, et malgré sa courte carrière, la « Baby W154 » a laissé une empreinte indélébile, démontrant que l'innovation et la qualité peuvent triompher de circonstances difficiles. Elle reste un témoignage de l'ingéniosité et de la détermination de Mercedes-Benz à relever tous les défis, même les plus difficiles. La W165 n’a couru qu’une seule fois, mais ce fut une course pour l’éternité.


Le roi de Tripoli


Auteur : Alain Lemercier
Remerciements à Arnaud Halley pour son travail de relecture.




Commentaires

  1. Bravo Alain pour la narration de cette belle page d’histoire étoilée

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  2. Article très intéressant qui eclaire un pan de l'histoire de mercedes peu connu

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  3. Très intéressant et très complet merci Alain pour cette page d'histoire de notre marque préférée. PH W

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  4. Un superbe article qui illustre bien le savoir faire et la volonté allemande

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